Cuve fissurée, confiance fracturée

08/10/2020

Nucléaire : les petits calculs d'EDF pour faire oublier les défauts de Tricastin

Par Thierry Gadault, journaliste / LIBÉRATION

La centrale de la Drôme, vieille de 40 ans, serait en passe d'obtenir une prolongation de fonctionnement de dix ans. Or des fissures dans la cuve du réacteur numéro 1 alarment des scientifiques, qui pointent auprès de «Libération» les risques en matière de sûreté.

C'est une étape essentielle que vient de franchir le réacteur numéro 1 de la centrale nucléaire du Tricastin d'EDF (Drôme) dans le processus devant aboutir à sa prolongation pour dix ans de service supplémentaires. Connecté au réseau électrique depuis le 1er décembre 1980, ce réacteur à eau pressurisé (REP) de 900 MW est le premier des 32 du même type en France à passer sa quatrième visite décennale. L'autorisation d'exploitation doit être renouvelée tous les dix ans par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), à l'issue d'un examen en profondeur du réacteur.

Selon nos informations, après l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), le Groupe permanent d'experts des équipements sous pression nucléaire (GPESP) auprès de l'ASN a, lui aussi, donné son feu vert à ce bonus de dix ans pour la cuve du réacteur de Tricastin 1, entraînant quasi automatiquement celui de l'Autorité. Dans un courrier au directeur de la production nucléaire d'EDF, en date du 3 janvier, le gendarme du nucléaire l'a ainsi informé que «considérant les éléments communiqués [...], l'ASN retient que la tenue en service de la zone de cœur des réacteurs numéro 1 du Tricastin et numéro 2 du Bugey est démontrée pour la période de dix ans suivant leur quatrième visite décennale.»

Un «bon pour le service» qui pose question car cet équipement critique pour la sûreté nucléaire présente plusieurs «défauts» connus - des fissures dans l'acier - depuis sa fabrication. D'autant que Fessenheim (Haut-Rhin), la doyenne du parc français, entrée en service deux ans avant Tricastin, vient, elle, d'être arrêtée. La cuve, sorte de grosse bouilloire en acier où se réalise la réaction nucléaire, est l'élément essentiel du réacteur. Sa validation pour dix ans de plus est une étape décisive dans la prolongation de la durée de vie de ce type de réacteur qu'EDF veut porter de quarante à cinquante ans pour des raisons industrielles et financières : 70 % de l'électricité française reste fournie par l'atome et chaque megawatt produit, c'est du chiffre d'affaires pour l'électricien. Mais cette prolongation n'a rien d'évident sur le plan de la sûreté, les REP de 900 MW ayant été conçus à l'origine pour être exploités pendant quarante ans. Leurs équipements peuvent en effet être fragilisés au fil du temps sous l'effet des puissants rayonnants ionisants provenant du cœur nucléaire. Ce qui est le cas pour la cuve de Tricastin 1.

Marge de sécurité

Selon des documents que Libération s'est procurés, l'ASN et son bras armé technique l'IRSN auraient donc très bien pu imposer la mise au rebut de cette pièce maîtresse et décider de l'arrêt du réacteur. Dix ans plus tôt, lors de la précédente inspection de ce réacteur, EDF est en effet tombé sur une mauvaise surprise : l'électricien a découvert trois nouvelles fissures dans l'acier de la cuve (dans le jargon nucléaire, on parle de «défauts sous revêtement») qui n'avaient pas encore été identifiées. C'est ce qu'explique un rapport interne à EDF, rédigé en février 2010 par son service études et projets thermiques et nucléaires (Septen), que nous nous sommes procurés. «En juillet 2009, lors de la VD3 de TRI1 [troisième visite décennale de Tricastin 1, ndlr], trois nouveaux défauts, non couverts par les analyses de la VD2, ont été identifiés [dont deux correspondant à un cumul de défauts] avec le nouveau procédé de contrôle. Ces défauts n'avaient pas été caractérisés avec l'ancien procédé d'analyse», souligne cette note.

Interrogé par Libération, EDF, qui a contrôlé la cuve en 2019 lors de la quatrième visite décennale du Tricastin, répond que ces «deux défauts existants depuis l'origine de la cuve n'ont pas évolué en quarante ans d'exploitation». Et assure qu'«ils n'ont aucune conséquence sur l'exploitation ou la sûreté des exploitations».«L'ensemble des calculs réalisés confirment que dans toutes les situations d'exploitation, même incidentelles, il n'y a aucun risque de fuite ou de rupture», martèle l'exploitant.

Mais dans les faits, après la découverte de ces nouveaux «défauts», EDF a dû refaire tous ses calculs de ténacité de l'acier de la cuve pour vérifier qu'il ne risquait pas de rompre brutalement et de provoquer un accident nucléaire majeur de type Fukushima : «dénoyage» et montée en température du réacteur qui risque d'exploser s'il n'est pas refroidi. Et là, deuxième mauvaise nouvelle, si le rapport interne de 2010 affirme que «les trois nouveaux défauts détectés lors de la VD3 de Tricastin 1 ont été justifiés jusqu'à la VD4», il indique aussi que dans certains cas accidentels, les calculs de ténacité aboutissent à un résultat égal ou inférieur à la marge de sécurité !

Un tel résultat aurait pu amener EDF à arrêter ce réacteur potentiellement dangereux. Mais c'est tout le contraire qui se passe, l'électricien justifiant sa décision de poursuivre l'exploitation de Tricastin 1 grâce à une modification opportune de ses calculs de ténacité. «Afin de dégager des marges, il est proposé de reprendre l'étude thermohydraulique [...] pour optimiser la description du transitoire», explique la note du Septen. La routine selon EDF qui nous a répondu : «Optimiser des calculs signifie utiliser une technique de calculs plus sophistiquée, permettant de mieux connaître l'état des contraintes dans un matériau et donc de s'affranchir d'hypothèses conserva tives qui sont associées aux méthodes moins élaborées. Il s'agit d'une approche très classique dans le domaine de l'ingénierie.»

«Rupture brutale de cuve»

Pourtant, interrogé par Libération, un professeur agrégé de physique travaillant dans le nucléaire, qui a demandé à rester anonyme, a eu une réaction assez vive à la lecture de la note d'EDF : «J'ai été stupéfait par plusieurs constatations. L'état des défauts mesurés en VD3 est préoccupant par la longueur et la profondeur importantes de ces défauts [...] Or ces valeurs conduisent à des facteurs de marge inférieurs à 1 pour le calcul du rapport ténacité /facteur d'intensité des contraintes locales en rupture fragile qui peuvent survenir en cas d'accident de perte de réfrigérant primaire.»

Pour ce physicien lanceur d'alerte, «cela signifie que ces fissures sont susceptibles de se propager spontanément et irréversiblement par clivage fragile dans la cuve pendant ce choc froid sous pression, voire de déboucher à l'extérieur selon la dynamique propre de la fissure et l'état de l'acier dans toute son épaisseur, ce qui conduit à une rupture brutale de cuve». Donc à un accident majeur... Une analyse que partage le Groupement des scientifiques pour l'information (GSIEN) sur l'énergie nucléaire, créé en 1975 par les physiciens Monique et Raymond Sené. «Pour laisser cette cuve en service, EDF a dû "simplifier" ses calculs. Or les simulations d'accident sont déjà très simplifiées afin de limiter les temps de calcul des simulations. Du fait des incertitudes liées aux simplifications de calcul, en général des marges sont prises par sécurité. Quand on évoque une "optimisation" des calculs de simulations, cela se traduit par une réduction voire une suppression de ces marges de calcul.» Pour le GSIEN, «la cuve de Tricastin 1 est un peu comme une vieille auto qui ne "passe plus" au contrôle technique. L'astuce consiste à alléger la nature du contrôle technique pour laisser en circulation le véhicule obsolète».

Pour obtenir des explications de la part de l'ASN, nous avons transmis la note interne d'EDF à l'IRSN, avec les commentaires de nos spécialistes, début juillet. La réponse est arrivée quelques jours plus tard : «Nous vous remercions pour la transmission de cette note. Les informations qu'elle contient sont cohérentes avec celles contenues dans le dossier d'aptitude à la poursuite d'exploitation des cuves des réacteurs de 900 MW jusqu'à dix ans après leur quatrième visite décennale, notamment en ce qui concerne les défauts affectant la cuve du réacteur numéro de Tricastin. Ce dossier d'aptitude, qui a fait l'objet de l'expertise de l'IRSN, s'appuie sur des études plus récentes que celles évoquées dans cette note. Deux avis IRSN ont déjà été publiés sur ce sujet en 2018 et 2019 et un troisième avis sera publié prochainement.»

Circulez il n'y a rien à voir ? «C'est un modèle de langue de bois, et c'est très regrettable pour un institut censé assurer les investigations scientifiques les plus poussées et rigoureuses possibles pour garantir la sécurité des installations. C'est comme si la banalité de la manipulation des calculs d'EDF pour rehausser ses facteurs de marge de ténacité au-dessus de 1 était parfaitement admise et pratique courante», a réagi notre physicien à la lecture de la réponse de l'IRSN.

Ces petits arrangements d'EDF avec la vérité interviennent à un moment critique. Tricastin 1 a en effet fêté ses 40 ans en février, durée de vie maximale des réacteurs fixée à l'origine par Framatome. Le fabricant de la chaudière nucléaire a fixé une «fluence» maximale pouvant être reçue par la cuve : la fluence mesure l'intensité du flux neutronique émis par la réaction nucléaire qui frappe l'acier de la cuve. Or ce flux neutronique modifie la structure de l'acier et altère ses propriétés mécaniques. Ainsi, alors que l'acier casse normalement à une température négative (à - 20 degrés Celsius), quand il est irradié, cette température de casse (dans le jargon nucléaire on parle de température de transition ductile-fragile) augmente avec le temps sous l'effet du rayonnement ionisant.

Selon EDF, elle se situerait aujourd'hui entre + 40 et + 80 degrés pour les cuves qui atteignent 40 ans. Si EDF affirme que la fluence reçue par Tricastin 1 est inférieure au seuil maximal, le mode de calcul de cette fluence utilisé en France est contesté à l'étranger : on ne retient que les particules les plus chargées en énergie (au-dessus 1 million d'électronvolts, soit 1 MeV), alors qu'en Russie ce calcul se fait avec les particules à partir de 0,5 MeV. Ce qui fait dire à notre expert, qu'il est très probable que la plupart des cuves qui atteignent les 40 ans, donc Tricastin 1, ont déjà reçu le niveau de fluence maximale fixé par Framatome.

«Fragilité»

Dans ces conditions, est-il bien raisonnable de vouloir prolonger de quarante à cinquante ans une cuve qui présente plusieurs fissures ? En novembre 2019, lors d'un colloque sur «la sûreté et sécurité des installations nucléaires», Thierry de Larochelambert, professeur associé à l'institut Femto-ST (université de Belfort-Montbéliard), a présenté une étude faisant le point sur les recherches portant sur le vieillissement des aciers sous irradiation. «Ces travaux révèlent et confirment un vieillissement accéléré de ces aciers fortement irradiés par le bombardement neutronique au-delà d'une fluence de 6,1019 neutrons /cm² [la fluence maximale fixée par Framatome, ndlr], qui se traduit par des modifications des structures atomiques et cristallines des aciers, accélérant leur fragilité.»

Ils concernent plus particulièrement les aciers de type 16MND5 utilisés dans les réacteurs nucléaires construits en France. «En conséquence, la prolongation au-delà de 40 ans des réacteurs 900 MW présente de sérieux problèmes de sécurité, avec un risque d'une rupture brutale de cuve par choc froid sous pression, qui conduirait à la perte du contrôle du réacteur et à l'accident majeur de type Fukushima», alerte Thierry de Larochelambert. EDF affirme de son côté que «la cuve de Tricastin 1 répond à toutes les exigences de sûreté».

En tout état de cause, l'enjeu industriel est majeur pour l'électricien : si le réacteur de Tricastin était recalé, ce serait de mauvais augure pour une dizaine d'autres construits il y a quarante ans sur les centrales du Bugey, Dampierre ou Gravelines... L'ASN doit donner son feu vert définitif à EDF d'ici à 2022 pour prolonger le réacteur 1 du Tricastin. Ses experts ont encore quelques mois pour bien soupeser les risques liés à l'état de sa cuve. En leur âme et conscience.